LA VÉRITABLE HISTOIRE DE LA BEVERLY
( Et pourquoi elles vous feront un gros coeur )
À dix ans, j'ai fumé mon premier paquet. À onze, j'ai fait ma première fugue. À douze, j'allais me faire tatouer un calamar géant sur le dos. À treize, je sortais en boîte autant que possible. À quatorze ans, j'ai refugué pour m'installer avec un garçon de mon âge dont les parents étaient toujours fourrés à l'étranger. À quinze ans, je me barrais de l'école, persuadée que je n'y apprendrais plus rien. Donc, à seize ans (oui, ils ont pris leur temps), mes parents décidèrent de m'éloigner de tout ce qui semblait m'attirer vers le bas. Simulant un voyage familial à la Toussaint, ils s'extirpèrent du 747 pile avant le décollage, prétextant un problème intestinal. Après 3 heures d'attente, l'avion décolla, les laissant sur le tarmac.
À ma descente d'avion, je fus prise en charge par un petit homme à la peau foncée, sapé comme un cowboy mexicain. Il s'appelait Charly. Avec un y, car Charlie avec une terminaison en -ie, ça faisait meuf. Charly était le cousin germain de mon père. Cela en faisait donc mon petit cousin. Il m'accueillit chaleureusement et me fit pénétrer dans sa Honda Civic bordeaux, achetée à son frère Emile, concessionnaire de la marque à San Diego depuis la sortie du White Album des Beatles. Charly vivait dans une petite artère de Los Angeles, à une dizaine de kilomètres de Beverly Hills. Mais lui aimait dire qu'il vivait parmi les millionnaires les plus aisés de la cité.-Tu m'amènes où, Charly ? À Disney ? Quel studio ? Quelle plage ?
Il ne me répondit rien, me laissa prendre une douche, me changer, m'intimant de ranger les affaires qui traînaient, puis il me rembarqua dans son véhicule daté, direction la Third Street Promenade. Un spot touristique composé d'une seule et même longue rue où s'enchaînaient de grands noms de marques ronflantes telles que Gap, Banana Republic et autres Victoria's Secret. Il me fit visiter chaque pas de porte, me présentant les employés qui y travaillaient et qu'il connaissait tous. Après la visite de toutes ces boutiques, il me tendit une tenue composée d'un tablier, d'une toque, et il m'installa au beau milieu de la promenade de Santa Monica. Là, dans le secteur le plus fréquenté de la zone, il détenait un stand microscopique de gaufres. Il s'y préparait des gaufres nature, à la truffe, à la cannelle, au champagne, aux huîtres, au foie gras et aux moules de Bouchot.
- Maintenant tu vas me préparer dix litres de pâte à gaufres que tu diviseras ensuite en cinq pour y ajouter un parfum spécifique. Je te donne la liste des ingrédients. Une fois que ce sera fait, tu remplaceras Julia, qui officie au service. À une heure du matin, tu peux commencer à fermer le stand. Mais attention, si des clients continuent à te demander à manger, tu dois les servir. Ensuite, tu dois tout laver consciencieusement à l'eau et à la Javel, et je t'attendrai pour te ramener à la maison.
Puis il décampa sans autre explication. J'étais éberluée par la façon de procéder. J'étais jetée dans le grand bain du monde du travail à seize ans, avec pour collègue de travail une guatémaltèque illégale qui ne parlait aucun autre mot d'anglais que ceux présents sur le menu. Ce dispositif fut mis en place par mon père et son cousin dans le seul but de me faire prendre conscience que l'école, c'était bien, les études, c'était génial, et que tous les profs étaient des gens merveilleux, désireux de nous apprendre, de nous faire progresser, d'atteindre des niveaux de réflexion. Désolée les gars, mais pour moi, faire des gaufres au soleil, à quelques mètres de la mer, et être payée avec un toit et de la nourriture me convenait très bien. Je ne voulais pas retourner dans le froid et mon petit copain ne me manquait pas. Du coup, j'ai turbiné deux fois plus et il s'est avéré que j'étais une très bonne vendeuse de gaufres. Tellement que Charly m'offrit le poste de vendeuse et qu'il commença à me verser quelques dollars. Assez pour que je m'offre de nouveaux tatouages puis, qu'au bout d'un an, j'investisse dans un stand à mon nom.
Et là, vous me direz, "mais quid de la nationalité américaine pour faire ça ?". Eh bien, figurez-vous qu'un comédien m'avait fait suffisamment de gringue pour que je lui exige un mariage, et donc la nationalité. J'étais devenue la reine de la crêpe. Car oui, j'avais suffisamment de reconnaissance envers Charly pour ne pas le concurrencer frontalement. Ce petit commerce, où je préparais des crêpes de compet', me permit de pouvoir m'offrir ma liberté et un petit appartement sur Beverly Boulevard. Un appartement où je pris en main mon existence faite de farine, de lait et d'œufs bio. J'y fis beaucoup de fêtes, et j'y reçus mes parents qui n'en revenaient pas qu'en aussi peu de temps je pusse construire un tout petit empire de la pâte à crêpes où venaient se réfugier Heidi Fleiss et Divine Brown, devenues, depuis, des amies proches.