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LA VIE NE VAUT D'ÊTRE VÉCUE SANS AMOUR. C'EST SÛR. ET SANS CHAUSSURE C'EST ENCORE PLUS DUR

Quand j'étais jeune, très jeune, toute petite, à peine en âge de marcher, j'ai été fascinée par un truc télévisé de dingue.

Patricia Blanchet

J'ai vu une jeune fille, tout juste adolescente qui faisait des bonds de kangourou, des galipettes à la Bruce Lee. J'ai de suite reproduit cela chez mes parents entre le canapé, le bar qui me servait de poutre et leur dressing en guise de barres parallèles. J'ai tout détruit, éventré leur lit, défoncé la penderie. J'avais fait de chez eux mon gymnase, mon terrain d'entraînement olympique. Je venais d'avoir trois ans et j'avais décidé d'en découdre avec le sport de haut niveau. Trop jeune pour être punie, trop vieille pour être abandonnée, mes parents eurent la généreuse idée de m'inscrire à la gymnastique l'année suivante. Ce qui leur permettait de ne pas avoir à racheter leur mobilier à chacune de mes représentations surtout à une époque où Ikea n'existait toujours pas. Comme mes parents ne faisaient rien à moitié, ils choisirent pour moi ce qui se faisait de mieux à l'époque. Ils se renseignèrent partout en France et ils décidèrent de m'inscrire à l'Académie des Petits Athlètes, montée par une dissidente roumaine qui avait fui la dictature du régime Ceausescu. Cette académie pas comme les autres était un pensionnat situé en bordure de Normandie qui n'avait absolument pas fait ses preuves mais puisque sa directrice était roumaine et que nous étions alors en pleine hype Comaneci, c'était forcément génial. Et cela formait forcément des petits génies des tapis. Lorsque mon père me déposa au premier jour, pour la rentrée à ce qui équivalait à la moyenne section, j'étais dévastée. Il était hors de question que je le laisse partir. Je me suis alors accrochée à sa voiture, puis au pot d'échappement où j'ai dû avaler l'équivalent de six paquets de cigarettes et d'une chicha goût goudron en l'espace de quelques poignées de secondes.
Patricia Blanchet

Après m'avoir rattrapée au lasso et quelques coups de règles sur le bout des doigts, Georgeta la directrice, me fit visiter l'établissement, accompagnée de ses collaboratrices, toutes habillées en survêtement Adidas rouge avec les trois bandes jaunes et l'écusson de la marque bleu, à l'image du drapeau de leur pays. Il n'y avait qu'un grand dortoir dans cette immense bâtisse, ancien hôpital militaire, réinvestie en centre de haute compétition. Des rangées de lits superposés se succédaient en enfilade donnant l'impression que la Normandie entière était hébergée ici. A trois ans, c'était vraiment impressionnant. Mon intégration s'est relativement bien passée puisque j'ai suivi toutes les consignes de la coach à la lettre. J'étais venue pour dépenser toute mon énergie et j'en avais à revendre. De quoi éclairer une ville de province toute l'année. Je petit-déjeunais gym. Je récitais des poésies en faisant le poirier. La récré n'était qu'une suite de roues et sauts périlleux. Avant de me coucher je lisais et relisais le manuel du parfait petit gymnaste. Et si jamais j'avais du mal à m'endormir, je m'imaginais sautant par dessus des enclos. Très vite j'ai gagné en musculature et je suis devenue la mascotte du centre tant je virevoltais avec aisance entre tous les appareils. Je bondissais pour me déplacer, je descendais les escaliers, debout sur les rampes. Je passais mes vendredis soirs à occuper les autres pensionnaires avec des spectacles que j'avais créés de toute pièce. Des sortes de numéros d'acrobaties au cours desquels je pouvais réaliser toutes les idées qui me passaient par la tête et que je n'étais pas en mesure de faire lors de mes entraînements sous peine de me faire jeter au cachot par Georgette grande prêtresse des lieux. Et lorsque le spectacle prenait fin, Georgeta nous invitait toutes à apprendre la polka. Elle adorait cette musique et elle tenait à nous enseigner comment la danser. Elle était souvent très nostalgique et elle se mettait à pleurer en cachette ou lorsqu'elle avait bu un peu trop de vodka. Je n'aimais pas forcément la polka mais cela me permettait de faire la pitre et ça c'était forcément bien. Je ne voyais pas souvent mes parents, l'établissement demandait des sacrifices constants, mais il existait un vrai esprit d'entraide et je faisais ce que j'aimais le plus. Du sport en toutes circonstances. Cela m'a amené un équilibre incroyable et une envie de me dépasser à chaque fois que j'entreprenais des choses. Malheureusement après quatre années à passer de délicieux instants pleins de camaraderie, d'enseignement et de compétitions, l'Académie des Petits Athlètes dut brutalement fermer ses portes en raison de la découverte d'un important trafic d'uranium appauvri dirigé d'une main d'acier par celle que nous avions fini par appeler affectueusement tatinette Georgeta. Alors qu'elle s'était habilement faite passer pour une réfugiée politique, elle était en réalité une espionne à la solde du régime qui tentait de s'accaparer l'arme nucléaire. L'école fut fermée donc mais sa directrice jamais arrêtée. Je dus, le jour, de mes sept ans, quitter, l'amour dans l'âme, cette académie où j'avais appris à être le parfait mix entre un chimpanzé et un kangourou. Cet endroit où j'avais cru ne pas survivre en y arrivant, et où j'avais appris à danser la polka, allait s'évaporer pour de bon, et mes premiers souvenirs d'enfance aussi.
Patricia Blanchet

Devant mon désarroi, mes parents firent à nouveau leur possible afin de me trouver un autre club où je pourrais exercer mes talents naissants. Il n'était plus question pour eux de me laisser à nouveau en pension car ma mère s'était arrangée alors pour ne plus travailler 24h/24. Mes parents finirent par trouver une académie un peu loin de chez nous mais qui était sensée être la meilleure de Paris. C'était le cas. Elle avait excellente réputation mais n'atteignait jamais l'excellence de l'Académie des petites Athlètes. Ce qui pour moi était alors un indéniable plus car je surnageais au milieu des autres. Tant et si bien que je devins porte drapeau de mon club pour les championnats de France des moins de dix ans. Ce fut un événement incroyable, enivrant. Malgré l'importance de la manifestation, je n'éprouvais aucun stress et plutôt une joie indicible de participer à une compétition où je pourrai enfin briller, à ma façon. Au moment où ils m'appelèrent afin que je me lance sur mon premier agrès, dans ma course, preuve que je n'étais pas plus concentrée que cela, je vis un visage que je connaissais. Il avait vieilli, maigri. Mais j'étais persuadé d'avoir reconnu mon entraineuse de l'époque, tatinette Georgeta. Après avoir sauté dans les airs et réalisé une figure parfaite notée au maximum, je me précipitai pour saluer celle qui me terrifia tant par sa sévérité mais qui m'avait donné toutes les clefs pour comprendre ce sport et les joies de la polka. Je ne la trouvai pas. Elle avait disparu du gymnase, et je devais à présent passer ma deuxième épreuve. Ce jour là, et certainement grâce à sa présence que je pris comme un soutien, je remportai le titre de championne, portée par tout un club. Et c'est en quittant la salle, pour aller rejoindre mes parents que, sans faire attention, je loupai une marche pour me fracturer le péroné. Rien de trop grave mais suffisamment pour me plâtrer et me tenir éloignée des gymnases, pour toujours. Au revoir tatinette Georgeta, je t'aimais tant malgré ton uranium appauvri et tes coups de cravache pour nous faire apprendre les figures de façon minutieuse. Tu ne manques pas, mais je pense à toi. Comme je pense à la polka.
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